Nous restons cette semaine dans la poésie, avec un des plus beaux textes de la littérature juive d’expression française. Benjamin Fondane, alias B. Fundoianu, est né Benjamin Wechsler (ou Wexler) le 14 novembre 1898 à Iași en Roumanie, que connaît bien notre ami et professeur Carol Iancu. Il a vécu vingt ans à Paris de 1924 à 1944 avant d’être arrêté par la police de Vichy et déporté de Drancy à Auschwitz où il a été assassiné en octobre 1944. Il est poète mais aussi philosophe, dramaturge, essayiste, critique littéraire…., ajoutant la culture française à ses racines roumaines et hébraïques.
Durant les années 1930, Fondane se trouve au cœur de la vie intellectuelle française et pour lui la philosophie n’est pas une connaissance mais une lutte acharnée pour la Liberté. Si la poésie roumaine de Fondane évoque l`immobilité angoissante de la terre moldave, ses grandes poèmes d`exil interrogent le ”mal des fantômes”, c’est-a-dire la négation des individus par l`émigration, le mépris, la mort ou les idéologies meurtrières. L`œuvre révoltée de Fondane est une défense passionnée de l`individu face aux puissances aveugles de la raison et de l`Histoire.
En 1940, Fondane est engagé lors de l’invasion nazie en France. Menacé par les législations anti-juives du gouvernement de Vichy, les rafles allemandes et par l`interdiction faite aux écrivains juifs de publier, Fondane va rejoindre les poètes de l`ombre qui rusent avec la censure sous l`Occupation. En 1944 il est arrêté par la police de Vichy et déporté à Auschwitz où il va trouver la mort.
Son Exode, écrit pendant l`Occupation allemande, constitue l`affirmation existentielle d`un poète menacé, mais aussi la revendication de l`universalité de la spiritualité judaïque ; dans ce sens on peut affirmer que le poème intitulé La Préface en Prose (1942) est une espèce d’auto-prophétie écrite par quelqu’un qui se sait déjà mort, avec une allusion forte au Juif traqué et voué au massacre, une sorte de testament poétique d`un poète juif assassiné.
C’est à vous que je parle, hommes des antipodes,
je parle d’homme à homme,
avec le peu en moi qui demeure de l’homme,
avec le peu de voix qui me reste au gosier,
mon sang est sur les routes, puisse-t-il, puisse-t-il
ne pas crier vengeance !
L’hallali est donné, les bêtes sont traquées,
laissez-moi vous parler avec ces mêmes mots
que nous eûmes en partage-
il reste peu d’intelligibles !
Un jour viendra, c’est sûr, de la soif apaisée,
nous serons au-delà du souvenir, la mort
aura parachevé les travaux de la haine,
je serai un bouquet d’orties sous vos pieds,
– alors, eh bien, sachez que j’avais un visage
comme vous. Une bouche qui priait, comme vous.
Quand une poussière entrait, ou bien un songe,
dans l’oeil, cet oeil pleurait un peu de sel. Et quand
une épine mauvaise égratignait ma peau,
il y coulait un sang aussi rouge que le vôtre !
Certes, tout comme vous j’étais cruel, j’avais
soif de tendresse, de puissance,
d’or, de plaisir et de douleur.
Tout comme vous j’étais méchant et angoissé
solide dans la paix, ivre dans la victoire,
et titubant, hagard, à l’heure de l’échec !
Oui, j’ai été un homme comme les autres hommes,
nourri de pain, de rêve, de désespoir. Eh oui,
j’ai aimé, j’ai pleuré, j’ai haï, j’ai souffert,
(…./…)
J’ai lu comme vous tous les journaux tous les bouquins,
et je n’ai rien compris au monde
et je n’ai rien compris à l’homme,
bien qu’il me soit souvent arrivé d’affirmer
le contraire.
Et quand la mort, la mort est venue, peut-être
ai-je prétendu savoir ce qu’elle était mais vrai,
je puis vous le dire à cette heure,
elle est entrée toute en mes yeux étonnés,
étonnés de si peu comprendre
avez-vous mieux compris que moi ?
Et pourtant, non !
je n’étais pas un homme comme vous.
Vous n’êtes pas nés sur les routes,
personne n’a jeté à l’égout vos petits
comme des chats encor sans yeux,
vous n’avez pas erré de cité en cité
traqués par les polices,
vous n’avez pas connu les désastres à l’aube,
les wagons de bestiaux
et le sanglot amer de l’humiliation,
accusés d’un délit que vous n’avez pas fait,
d’un meurtre dont il manque encore le cadavre,
changeant de nom et de visage,
pour ne pas emporter un nom qu’on a hué
un visage qui avait servi à tout le monde
de crachoir !
Un jour viendra, sans doute, quand le poème lu
se trouvera devant vos yeux. Il ne demande
rien! Oubliez-le, oubliez-le ! Ce n’est
qu’un cri, qu’on ne peut pas mettre dans un poème
parfait, avais-je donc le temps de le finir ?
Mais quand vous foulerez ce bouquet d’orties
qui avait été moi, dans un autre siècle,
en une histoire qui vous sera périmée,
souvenez-vous seulement que j’étais innocent
et que, tout comme vous, mortels de ce jour-là,
j’avais eu, moi aussi, un visage marqué
par la colère, par la pitié et la joie,
un visage d’homme, tout simplement !
« Préface en prose » fait partie de son recueil « L’Exode Super Flumina Babylonis »
La fin de ce poème, Préface en prose, est inscrite en hébreu et en anglais à l’entrée de la Salle des Noms à Yad Vashem à Jérusalem.