Dans le Midi de la France, si pour la Provence, la lampe à huile trouvée à Orgon témoigne d’une présence juive remontant aux premiers siècles de l’ère chrétienne, en Languedoc, le plus ancien témoignage consiste en la pierre tombale de Narbonne du VIIe siècle : il s’agit d’un texte funéraire à épigraphie latine, désignant l’inhumation précipitée de trois défunts (les enfants de Paragorus : Justus, 30 ans ; Matrona, 20 ans et Dulciorella, 9 ans) ; le chandelier à 5 branches qui précède le texte et les trois mots en hébreu « Paix sur Israël » confirment leur appartenance juive.
Pierre « dite la plus ancienne de France », conservée aux musées d’art et d’Histoire de Narbonne, palais des archevêques, prouvant pour le Haut Moyen Age une implantation juive languedocienne. Ancienneté attestée par des légendes faisant de Charlemagne en personne l’instituteur de la royauté juive de Narbonne.
On peut évoquer, bien que plus tardive, l’inscription synagogale de Béziers (1214) inséparable de celle d’Olot en Catalogne (après 1209) pour évoquer un vestige daté d’une synagogue ; vestige qui peut être vu dans le cloître de la cathédrale Saint-Nazaire : traces du départ précipité des Juifs lors de la Croisade des Albigeois par Simon de Montfort.
Il convient d’évoquer d’abord l’apport des Juifs andalous en pays d’oc : 1140, fuyant les persécutions des Almohades, et trouvant à Narbonne et à Lunel, un terreau fertile, à savoir des noyaux juifs déjà présents, cette « internationale andalouse » va donner toute leur mesure de traducteurs de l’arabe (langue savante de l’Andalousie de l’époque) en hébreu, se révélant être des passeurs de culture, opérant de véritables « transferts culturels » dans les domaines bibliques, exégétiques, talmudiques, mais aussi bien poétiques, scientifiques (médicaux, astronomiques, mathématiques).
1160 : c’est encore à un lettré ibérique né en Navarre, Benjamin de Tudèle, rabbin au demeurant, que l’on doit d’avoir une relation descriptive des communautés juives du Languedoc-Provence, d’un groupe minoritaire certes dans ses armatures communautaires, mais un groupe inséparable de la majorité chrétienne englobante.
Ses descriptions définissent un siècle, le XIIe, d’essor économique, de prospérité sociale et spirituelle. Les communautés qu’il décrit dans son Carnet de Route semblent dans les années 1160-65 tellement paisibles qu’elles abritent nombre de savants juifs ; il y fleurit des écoles talmudiques célèbres à la fréquentation choisie, parfois lointaine.
C’est toute la région qui apparaît sous sa plume, avec tour à tour Narbonne, « ville ancienne de la Torah » où vivent de grands lettrés ; on sait qu’à Narbonne le lignage andalou des Kimhi s’est attelé à des travaux de philologie, d’exégèse biblique, dont David nommé « le prince des grammairiens », auteur d’un fameux dictionnaire (Sefer ha Shorashim) a été l’illustre représentant ; puis Béziers « où les sages abondent ».
Quant à Posquières et Lunel, ces villes de moindre importance aujourd’hui, elles auraient compté autrefois des collectivités juives glorieuses, réputées et hospitalières pour les étudiants itinérants ou étrangers. Posquières, partie de l’actuelle Vauvert, était « une grande ville avec quarante Juifs et une grande école talmudique », dirigée par l’éminent rabbin Abraham, fils de David, homme aux nombreuses activités, grand connaisseur du Talmud et de la Bible ». Cest au sein de ce terreau intellectuel hébraïque fertile que les premiers documents kabbalistiques (Kabbale, en hébreu « réception », la mystique juive) apparaissent.
Pourquoi le Languedoc est-il une terre de kabbale ? Pour Moshe Idel, le plus grand savant en matière de recherche kabbalistique, le + grand depuis Guershom Sholem, reçu à Montpellier maintes fois par l’Institut Maïmonide :
« Il semble que le Languedoc est le lieu où des traditions anciennes et orales ont été, pour la première fois, portées par écrit. Cela est très clair. Il reste que l’on doit se poser une autre question : pourquoi est-ce à cette époque qu’a lieu ce passage de l’oralité à l’écriture ? Là aussi, le cas est relativement complexe. Je crois que c’est le résultat d’un certain nombre de choses convergentes. Il faut prendre en compte d’abord le fait que le XIIe siècle est celui d’une renaissance dans les milieux chrétiens. Cela inspire bien évidemment le monde juif. D’autre part, il y a là une tradition de ce passage de l’oral à l’écrit. Enfin, il y a le fait que le Languedoc et la Provence sont des régions carrefours où circulent les voyageurs, les idées, les styles de vie, etc. »
A Lunel vivait selon Benjamin « une sainte communauté d’Israël penchée sur la Torah jour et nuit », ouverte aux étudiants venus de loin, et pris en charge ; citons toujours : « la communauté leur donne l’entretien et le vêtement aussi longtemps s’ils étudient à l’école ».
Il faut insister ici sur le rôle des Tibbonides de Lunel : famille (quatre générations de savants) qui a livré la plus grande partie de la production philosophique et scientifique d’origine arabe en Languedoc.
A Juda l’ancêtre exilé, le premier installé, qui traduisit au XIIe siècle en hébreu les grandes œuvres de Saadia Gaon rédigée en arabe, succéda une lignée prestigieuse : Samuel (1150-1232), son fils qui traduisit (entre autres travaux) le fameux Guide des Perplexes de Maïmonide, le gendre de Samuel, Jacob Anatoli (1194-1285) qui accomplit l’une des traductions hébraïques de l’Almageste de Ptolémée, et d’al-Farghani, astronome arabe du IXe siècle. Moïse ibn Tibbon, fils de Samuel, fils de Samuel, traduira, lui, entre 1240 et 1280 plus d’une trentaine d’ouvrages en hébreu (philosophie, médecine, sciences exactes). Et le dernier (et pas le moindre !) de cette véritable « saga » familiale, Jacob ibn Makhir ibn Tibbon (1236-1304), dit « Profacius judeus » en latin, ou Profach en occitan, auteur autant de traductions que de travaux originaux. S’il fit ses études à Lunel, son activité se déroula à Montpellier où il se révéla l’un des grands astronomes de son temps. Il est le seul auteur remarquable à avoir écrit en hébreu sur des matières scientifiques.
Les Juifs du Midi constituent donc « les assises les plus anciennes du judaïsme français ». Ils sont signalés très tôt en Languedoc, dès le haut Moyen Age.
A Montpellier, ils sont rappelés dès 1121 dans le testament de Guilhem V, mais leur présence pourrait remonter à la fondation même de la ville (985).
Durant la période médiévale, ils y possédaient un quartier, avec toute l’armature communautaire, dont il subsiste un magnifique bâtiment juif synagogal (Monument historique) avec un bain rituel (mikvé), restauré à l’occasion du millénaire de la cité en 1985, ainsi qu’une synagogue (XIIe-XIIIe siècles) en cours de réhabilitation, le tout faisant partie d’un processus, (mis en place par Georges Frêche et René-Samuel Sirat, ancien grand rabbin de France) de revalorisation de l’espace juif médiéval (création au 1, rue de la Barralerie, de l’Institut Universitaire Euro-Méditerranéen Maïmonide en 2000, délocalisation de la Nouvelle Gallia Judaica (CNRS/EPHE) de Paris à Montpellier en 2003, phases de fouilles de la synagogue, menées depuis 2006).
Les Juifs furent très actifs dans le domaine du commerce et de l’artisanat, ainsi que du prêt à intérêt : le « crédit juif » acquit à la fin du XIVe siècle, les qualités d’un crédit agricole et artisanal.
Ils ont aussi largement pratiqué la médecine. Parmi les nombreux médecins et savants juifs, rappelons les noms d’Isaac ben Abraham, Meshulam et Shem Tov ben Isaac, dont les noms sont inscrits à l’entrée de la faculté de médecine dans la liste des premiers et des plus illustres médecins montpelliérains (XIIe-XIIIe siècles). De même, Moïse ben Samuel ibn Tibbon, traducteur d’un commentaire d’Averroès consacré aux écrits d’Aristote (1254), Juda ibn Zabbara, auteur d’un traité sur la Résurrection (XIVe siècle), Arié Harari, poète liturgique, et, surtout, Jacob ben Makhir ibn Tibbon (Profatius Judaeus, 1240-1308), auteur d’un Almanach perpétuel (ensemble des tables astronomiques), qui fut l’un des chanceliers de l’université (1300).
En fait, comme Montpellier, la plupart des villes languedociennes, jusqu’à l’expulsion définitive du Royaume de France promulguée en 1394 par Charles VI, furent une terre d’accueil pour les Juifs. A partir de cette date et jusqu’à la Révolution française, le judaïsme n’est plus une religion licite, et les Juifs ne peuvent plus résider en France. Pourtant, aux côtés des marranes arrivés de la péninsule ibérique (dont les frères Platter ont brossé un émouvant portrait à Montpellier au XVIe siècle), des Juifs arrivent dans l’Hérault, courant XVIIe et tout le long du XVIIIe siècle, pour la durée des foires.
Ils sont originaires des « Etats français du Pape », d’Avignon, du Comtat Venaissin (Carpentras, Cavaillon et l’Isle-sur-la-Sorgue) où ils furent tolérés dès le Moyen Age. Grâce à cette tolérance des gens du Midi, et malgré la législation restrictive, les Juifs résident librement à Montpellier et dans les localités voisines, Béziers, Pézenas, Sète, etc., bien avant le décret d’émancipation de 1791.
En 1806, un Mossé Vidal-Naquet fut délégué par la communauté de Montpellier à la Grande Assemblée des Juifs réunie à Paris par Napoléon.
En 1808, il y avait à Montpellier cent vingt-trois personnes juives pour Cavaillon, Crémieu, Digne, Giepa, Lazare, Levy, Lisbonne, Lyon, Mayrargues, Milhaud, Milliaud, Montel, Naquet, Navarre, Petit, Puget, Veroly et Vidal-Naquet.
Tout au long du XIXe siècle, on assiste à une intégration harmonieuse des Juifs dans les cités méridionales. A Montpellier, outre le notable Moïse (dit Cadet) Vidal-Naquet (1797-1874, ancêtre de l’historien Pierre Vidal-Naquet), marchand de vins qui exerça la fonction de ministre officiant, deux autres personnalités se sont fait connaître par leur rayonnement, les avocats Israël Bedarride et Eugène Lisbonne.
Le premier, collaborateur de la Revue judiciaire du Midi, bâtonnier à plusieurs reprises, fut membre de l’Académie et fit paraître plusieurs ouvrages importants : « Les Juifs en France, en Italie et en Espagne. Recherches sur leur état depuis leur dispersion jusqu’à nos jours sous le rapport de la législation, de la littérature et du commerce » (1859) ; Etude sur « Le Guide des Egarés » de Maïmonide (1867) ; Etude sur le Talmud (1869), etc. En 1834, il brigua un siège de député dans la circonscription de Pézenas mais échoua de peu ; en revanche, son fils, Gabriel Alfred Bedarride (né en 1830), devenu avocat, fut élu maire de Villeveyrac en 1860 et conseiller d’arrondissement du 3e canton de Montpellier (de 1861 à 1867).
Eugène Lisbonne (1818-1894), né dans la Drôme, avocat au barreau de Montpellier, professa des opinions républicaines et, après le coup d’Etat de 1851, fut assigné pendant quelque temps à résidence en Vendée. Avec l’instauration de la IIIe République, il devient préfet de l’Hérault (du 4 septembre 1870 au 23 avril 1871), conseiller général du 2e canton de Montpellier (1871), député de la 2e circonscription de Montpellier (1876) et sénateur (1888).
A la fin du XIXe siècle, arrivent dans la capitale de l’Hérault de nombreux étudiants Juifs d’Europe de l’Est (surtout de Russie) qui fondent l’Association des étudiants sionistes. Leur nombre s’accroît considérablement dans la période de l’entre-deux-guerres : en 1933, il y avait soixante-dix-neuf étudiants Juifs roumains à la faculté de médecine, 10% du nombre total des étudiants dont près de la moitié étaient étrangers et, pour la plupart, juifs.
Après la Grande Guerre, Montpellier, Béziers et Sète voient l’arrivée d’un certain nombre de séfarades de Turquie et de Grèce, et, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, les deux premières communautés –les seules structurées de l’Hérault- comptaient respectivement trois cents et cent cinquante membres. Exception faite de quelques notables appartenant à la fonction publique – Benjamin Milhaud, maire de la ville (1929-1935), et les professeurs Lisbonne, Godechot et Guenoun, respectivement des facultés de médecine, des sciences et du droit -, la plupart des Juifs montpelliérains étaient des commerçants ou des artisans. Leurs activités avant l’éclatement de la guerre nous sont connues grâce à des témoignages oraux.
En 1940, suite à la défaite, les effectifs de la communauté explosent avec l’arrivée de réfugiés français et étrangers (une quinzaine de nationalités, la moitié étant des Juifs polonais. Le fichier établi par la préfecture de l’Hérault (début 1942) contient 1153 noms : 819 Français et 334 étrangers.
Si les Juifs français furent d’abord touchés par la perte de leur emploi et par les spoliations, les Juifs étrangers le furent par les internements, et les uns et les autres par les rafles et les déportations. Il est vrai qu’était en vigueur l’arsenal législatif répressif du Régime de Vichy, calqué sur les lois aryennes nazies, mais de pure inspiration française.
C’est dans les centres d’accueil de Montpellier, qui leur avaient auparavant offert un premier refuge, que furent arrêtés les premiers Juifs étrangers, envoyés aussitôt au camp d’Agde. Si la destination première du camp de sinistre renommée fut l’accueil des réfugiés espagnols, il se transforma vite en une immense prison où, sur un total de près de six mille internés, il y eut trois mille Juifs.
Le camp d’Agde n’étant qu’un camp de transit, ses internés furent dirigés vers d’autres camps d’hébergement du midi de la France.
Dans le cadre de l’application de la solution finale en France, de la livraison des Juifs français par le régime de Vichy aux nazis, et donc de l’organisation des grandes rafles de l’été 1942, celle des Juifs de l’Hérault se singularise des autres.
La rafle des Juifs de l’Hérault eut lieu le 26 août 1942, à 5 heures du matin, avec la participation de la police, de la gendarmerie, des gardes mobiles et des pompiers. Le recensement, opéré par Vichy le 2 janvier 1942, des Juifs entrés en France après le 1er janvier 1936 servit de base pour la constitution de la liste de ceux que l’on devait arrêter. La rafle prévoyait l’arrestation d’un millier d’hommes, femmes et enfants (1010 d’après une information transmise par le gouvernement de Vichy à la police et la gendarmerie du département de l’Hérault), établis dans soixante-deux localités dont 140 à Montpellier.
En fin de journée, 419 personnes seulement furent conduites au camp d’Agde ; l’échec partiel de la rafle s’expliquant par une vigilance accrue après les rafles de la région parisienne et par l’humanité de certains gendarmes et policiers qui ont alerté les personnes en danger.
Dans le camp de transit agathois, après tri, trois cent soixante-dix Juifs raflés dans l’Hérault furent envoyés à Rivesaltes et une partie de ces derniers déportée quelques jours plus tard vers la zone nord et ensuite vers les camps d’extermination de Pologne.
Lorsque l’on parle de la Résistance (active ou passive) développée à Montpellier et dans l’Hérault, il importe de souligner le rôle des organisations juives, une action au quotidien, souvent déterminante, en dépit des faibles moyens existants. Il s’agit du Comité d’Assistance aux Réfugiés (C.A.R.), de l’Oeuvre de Secours aux Enfants (O.S.E.), de l’Organisation, Reconstruction, Travail (O.R.T.), des Eclaireurs Israélites de France (E.I.F.), et du Mouvement de la jeunesse sioniste (M.J.S.).
Il convient ici de rappeler que Montpellier a toujours joué un rôle dans le mouvement sioniste politique contemporain. Le meilleur exemple est sans nulle doute la présence en 1897 au 1er Congrès Sioniste de l’ère moderne à Bâle (Suisse) de quatre délégués montpelliérains sur douze délégués français.
Dans le combat pour la survie, les Juifs ont bénéficié de l’aide active d’une partie de la population de l’Hérault. Quelques noms doivent être rappelés pour la ville de Montpellier : le professeur Antonin Balmès qui outre la protection qu’il accorda aux étudiants juifs à la faculté de médecine, a caché et sauvé de nombreuses familles juives.
Même attitude courageuse de la part de deux sœurs protestantes, Marie et Jeanne Atger, du père Paul Parguel de la paroisse Sainte-Bernadette, de Raymonde Demangel, des sœurs dominicaines du monastère des Tourelles, de Lucie et Georges Pascal, de la famille Pallarès, de l’abbé Prévost, ce dernier aidant précieusement Sabina Zlatin (monitrice de la « Colonie des enfants réfugiés de l’Hérault », plus connue sous l’appellation « Enfants d’Izieu ») en recueillant les enfants juifs qu’elle faisait sortir des camps d’Agde et de Rivesaltes, en coordination avec l’O.S.E., à l’enclos Saint-François de Montpellier.
Nous ne pouvons clore cette succincte énumération sans rappeler le nom de Camille Ernst, secrétaire-général de la préfecture de l’Hérault pour son engagement en faveur des réfugiés juifs étrangers. Déporté et rescapé de Dachau, il fut fait en 1971, par l’Institut Yad Vashem de Jérusalem, « Juste parmi les Nations ».
Parmi les nombreux Juifs d’origine étrangère qui ont trouvé refuge dans l’Hérault et qui ont eu une activité résistante soutenue, il convient de mentionner le nom de Georges Charpak. De même, signalons l’action de Albert Uziel, surnommé Vivi, fils du président de la communauté juive de Montpellier, César Uziel, qui fut l’un des membres éminents du maquis Bir Hakeïm.
Des personnalités qui par leur action d’entraide et de sauvetage des populations pourchassées, ont accédé au rang des figures de la résistance à Montpellier et dans l’Hérault.
Entre ostracisme et humanisme, la mémoire d’une communauté, de rencontres judéo-chrétiennes souvent réussies, l’histoire d’hommes et de femmes qui ont posé leur pierre à l’édifice de la tradition de tolérance de Montpellier et du Languedoc.
Michaël IANCU, Docteur en Histoire et Directeur de l’Institut Maïmonide de Montpellier.