Retour à la poésie cette semaine, avec l’évocation d’un des plus grands poètes juifs de langue française : Edmond Jabès.
Il naît au Caire en 1912, dans une famille juive francophone, et meurt le 2 janvier 1991 à Paris : c’est donc l’occasion de célébrer le 30ème anniversaire de sa mort.
Poète et écrivain, Edmond Jabès est d’abord un passeur de culture et de mémoire entre les rives de la Méditerranée. Il est aussi, comme l’écrivait René Char, l’auteur d’une œuvre «dont on ne voit pas d’égal en notre temps».
Dans ses années de formation, on soulignera l’importance du désert. Les longues marches erratiques, les nuits passées dans le sable avec une simple couverture, une tentative manquée de traversée feront du désert égyptien le lieu d’une expérience initiatique.
Il est amené à quitter son Égypte natale en 1956 lors de la crise du canal de Suez, en raison de ses origines juives. Cette expérience douloureuse du déracinement devient fondamentale pour son œuvre, marquée par une méditation personnelle sur l’exil, le silence de Dieu et l’identité juive, qu’il dit n’avoir découvert qu’à l’occasion de son départ forcé. Il s’installe alors à Paris, où il demeure jusqu’à sa mort.
Dès 1957, il publie Je bâtis ma demeure qui réunit ses poèmes écrits depuis 1943. L’orientation de son œuvre connaît alors une profonde mutation qui aboutira à la publication du Livre des questions (1973), comportant sept tomes étalés sur dix ans. Suivront notamment Le livre des ressemblances (1976), Le livre des limites (1984-1987), et Le livre de l’hospitalité (1991). Ses «Poésies complètes 1943-1988» ont été réunies dans la collection Poésie/Gallimard sous le titre Le seuil le sable.
Ses livres composent une œuvre ouverte qui mêle poésie et récit, contes et dialogues, pensées et méditations, fausses maximes de rabbins imaginaires ou de vieux sages. Impossible à étiqueter, étrange, ésotérique. Si elle traverse de grandes questions de notre époque – du judaïsme à la philosophie, de la psychanalyse aux arts plastiques… – c’est pour mieux en épouser et décrire les frontières sans se fixer dans un espace trop particulier. Bien au contraire. Alliant la plus classique des langues à la forme la plus inventive, déconstruisant le singulier pour mieux fonder l’universel, son écriture s’offre à notre liberté de lecture.
Une œuvre à la fois sereine et tourmentée, qui interroge les liens qui unissent son destin d’exilé à la « révélation » d’un judaïsme qu’il soupçonnait à peine. Elle mêle réflexions profondes sur l’écriture et méditation inquiète sur l’avenir de l’homme. Comme l’écrit Paul Auster dans son essai L’art de la faim: » Ni roman, ni poème, ni essai, ni pièce de théâtre, Le Livre des Questions en combine toutes les formes en une mosaïque de fragments, d’aphorismes, de dialogues, de chansons et de commentaires qui gravitent indéfiniment autour de la question centrale du livre : comment parler de ce qui ne peut être dit ? La question, c’est l’holocauste juif, mais c’est aussi la littérature elle-même. Par un saut stupéfiant de l’imagination, Jabès traite les deux comme s’il n’étaient qu’un. »
Edmond Jabès fait partie de ces écrivains venus après la Shoah, dont ils ont été les contemporains impuissants, pour qui « le silence de Dieu » est à la source de tous les questionnements. À bien des égards, Edmond Jabès est sans doute le représentant majeur de cette génération qui parle de façon voilée et hermétique de l’indicible: pas de pathétisme larmoyant, ni de vaine consolation. « Auschwitz est, dans mes livres, non point uniquement en tant que summum de l’horreur, mais comme faillite de notre culture », « un cri qui résonne dans le fond de la mémoire juive comme un spasme »
Et puisque rien ne vaut la parole vraie du poète, voici un extrait du Livre des Questions (1), l’ouvrage que je recommande pour entrer dans le monde d’Edmond Jabés.
Et Yukel parle
Je te cherche
Le monde où je te cherche est un monde sans arbres.
Rien que des rues vides,
Des rues nues.
Le monde où je te cherche est un monde ouvert à d’autres mondes sans nom,
Un monde où tu n’es pas, où je te cherche.
Il y a tes pas,
Tes pas que je suis, que j’attends.
J’ai suivi le lent chemin de tes pas sans ombre,
Sans savoir qui j’étais,
Sans savoir où j’allais.
Un jour tu seras là.
Ce sera ici, ailleurs,
Un jour comme tous les jours où tu es là.
Ce sera, peut-être, demain.
J’ai suivi pour t’atteindre d’autres routes amères
Où le sel brisait le sel.
J’ai suivi pour t’atteindre d’autres heures, d’autres rives.
La nuit est une main pour qui suit la nuit.
La nuit tous les chemins tombent.
Il fallait cette nuit où j’ai pris ta main, où nous étions seuls.
Il fallait cette nuit comme il fallait ce chemin.
Dans le monde où je te cherche, tu es l’herbe et la fonte.
Tu es le cri perdu où je m’égare.
Mais tu es aussi, où plus rien ne veille, l’oubli aux cendres de miroir.
Le Livre des Questions (page 48-49) Editions Gallimard
Toujours il aura voulu écrire le Livre, le grand Livre : Dieu est absence du livre et le livre, lent déchiffrement de son absence.
« Tu es celui qui écrit et qui est écrit. »