Monsieur Klein de Joseph Losey

Au-delà de ses rôles de flic qui sont venus gâcher la fin de sa carrière artistique et remplir son compte en banque, Alain Delon a avant tout mené une carrière exemplaire, tournant avec les plus grands réalisateurs français (Melville, Verneuil, Clément, Godard etc.) et étrangers (Antonioni, Visconti, etc.). Joseph Losey justement est de ceux là; il offre deux rôles marquant à Delon, le premier dans l’Assassinat de Trotski et surtout, le second, dans Monsieur Klein où Delon incarne une figure qui lui est familière; celle d’un homme luttant seule contre les autres, rôle qu’il a déjà exploré notamment dans le Samouraï de J-P Melville.

Losey le paria

Joseph Losey, passe pour le plus britannique des réalisateurs qu’il soit. En réalité, de nationalité américaine, il a fait partie de la liste noire de Hollywood, celle des supposés communistes interdits de travailler sous leur nom. Convoqué devant « le comité des activités anti-américaines », il profite d’un tournage en Italie pour ne jamais déférer à cette convocation. Se réfugiant en Angleterre, c’est à l’instigation de Delon, qui est également producteur sur ce film (et qui perdra beaucoup d’argent) que Losey a accepté de tourner Monsieur Klein.

Cinéaste de la différence et de la conscience sociale, le choix de ses films place Losey en marge du système hollywoodien. Son premier film, Le garçon aux cheveux verts narre les aventures d’un orphelin victime de l’ostracisme de ses contemporains après que ses cheveux sont devenus verts. Fidèle à ses principes, Losey tourna même un remake de M le maudit en 1951.


Le film

Alain Delon joue le rôle de Robert Klein, riche marchand d’art qui en cette année 1942 accroît encore sa richesse en rachetant des œuvres détenus par les juifs. Lorsque Klein découvre qu’il a un homonyme juif dont il reçoit le courrier, son premier réflexe est de contacter les affaires juives. Cette démarche a le double effet de mettre en branle la machine infernale qu’est Vichy et de pousser Klein à essayer de percer coûte que coûte l’identité de son homonyme. Avec cette démarche Klein/Delon va reléguer petit à petit sa vie au second plan, au point de mettre sa propre existence en danger.

Tourné en 1975/1976, ce film représente le Paris de l’Occupation comme il n’a été que rarement dépeint par le cinéma français. Dès la première scène le ton est donné; une femme nue se fait auscultée par un médecin à l’hôpital qui est supposé jugé du degré de judéité de son patient de par ses attributs physiques (nez, front, hanches, cheveux etc.). Traitant son patient comme l’on traiterait un cheval, cette scène ferait plutôt rire aujourd’hui si ce n’est que cette scène est une reconstitution fidèle d’une scène de vie quotidienne sous le régime de Vichy. D’emblée le ton est donné, et Losey jalonne son œuvre de ces petits moments qui rappellent au spectateur l’ignominie du régime de Vichy (cf. la scène du cabaret, la scène finale de la rafle proprement dite).

La critique

A travers la conduite d’une pseudo-enquête, Losey livre une réflexion passionnante sur ce qui définit l’identité de chacun quand tout se dérobe et que tout se réduit à un nom interchangeable, c’est cette déshumanisation qui logiquement et inéluctablement conduit à la scène finale retraçant la rafle du « Vel d’Hiv ». Dans ce contexte, Delon pris d’une soudaine crise de lucidité pousse cette logique au fond et rien ne lui importe plus que de trouver la réponse à ses questions même si la déportation doit être au bout du chemin.

Cette désincarnation est encore accentuée par le travail sur la photographie, tirant vers les gris, donnant un aspect spectral au film, Delon court tout le long du film après des fantômes (la scène du château où Delon pénètre dans un univers hors du temps rappelle le Bal des Vampires de Roman Polanski), des cadavres marchant derrière leurs ombres, impression encore renforcée par la rafle finale.
Néanmoins, même si le film articule une passionnante réflexion autour des deux thèmes que sont la recherche de l’identité et la description minutieuse de l’administration de Vichy, comme le rappelle Joseph Losey : « le thème de M. Klein, c’est l’indifférence, l’inhumanité de l’homme envers l’homme. Plus précisément, le film traite de l’inhumanité de la population française à l’égard de certains de ses représentants. Ce n’est pas un film sur les méchants Teutons. C’est un film qui montre ce que des gens très ordinaires, tels que nous pouvons en rencontrer autour de nous, sont capables de faire subir à d’autres gens ordinaires… ». Et c’est précisément ce qui fait froid dans le dos.

Postérité

En dépit des trois César qu’il reçoit, Monsieur Klein reçut un accueil tiède de la critique de l’époque. Sélectionné à Cannes, donné vainqueur de la palme d’or et du prix d’interprétation masculine, le film repart bredouille du festival. L’affiche du film décrivant une étoile jaune à l’intérieure de laquelle se détache le visage de Delon, a choqué le public lors de sa sortie et a probablement nui au potentiel du film. Cet accueil mitigé reflète indiscutablement l’ambiguïté des français envers une part sombre de leur histoire, ambiguïté que Monsieur Klein vient impitoyablement mettre en exergue.