POURQUOI J’AI PUBLIE TROIS LIVRES CONSACRES AU GRAND RABBIN ALEXANDRE SAFRAN

par Carol IANCU

Carol Iancu avec Alexandre Safran (Genève, 1985)

Le 12 septembre 2020 l’on a commémoré le 110e anniversaire de la naissance d’Alexandre Safran, ancien grand rabbin de Roumanie (1940-1947) et grand rabbin de Genève (1948-1998). Il m’a semblé opportun de rappeler dans Sens, sa place éminente dans la géographie du judaïsme européen, à travers trois ouvrages que je lui ai consacrés : une biographie et deux volumes de documents. Quelles sont les origines de ces ouvrages? Quels sont les principaux aspects des problématiques qui y sont abordés ? Dans quel but ai-je écrit et fait paraître ces travaux ?

I. Les origines de la trilogie

L’origine de la biographie parue en 2007 à Montpellier, Alexandre Safran. Une vie de combat, un faisceau de lumière (Université Paul Valéry, 318 p. et 16 p. d’ill. h. t.),  et en 2008 à Bucarest, en traduction roumaine, remonte à l’année 1981. En effet, c’est au mois de juin de cette année que j’ai fait la connaissance d’Alexandre Safran, venu de Genève pour ouvrir une « Université juive d’été ». Sa conférence m’a marqué profondément, et dès cette première rencontre, je caressais le projet de lui consacrer tout un livre: un desideratum qui s’est concrétisé plus tard, et à la suite de dizaines d’heures d’enregistrement et de nombreuses recherches. Alexandre Safran nous a quitté le 27 juillet 2006, peu de temps avant qu’il ne fête ses 96 ans, mais il a vu le manuscrit achevé du livre qu’il attendait avec impatience. Pourquoi ai-je décidé, après cette biographie quasi-exhaustive, de publier deux volumes de documents, qui couvrent respectivement la période de la guerre et celle de l’instauration du communisme totalitaire imposé par l’URSS ? Le premier volume est paru à Bucarest en 2010, simultanément en français et en roumain : – Alexandre Safran et la Shoah inachevée en Roumanie. Recueil de documents (1940-1944). (Avant-propos du Dr Aurel Vainer, Préface du Prof. Andrei Marga,  éd. Hasefer, 607 p.).  Le second à Iasi (Jassy) en 2016 en français, et en 2018 en anglais,  chez le même éditeur: Alexandre Safran et les Juifs de Roumanie durant l’instauration du communisme. Documents inédits des archives diplomatiques américaines et britanniques (1944-1948) (Avant-Propos d’Alexandru Zub, éd. de l’Université  «A. I. Cuza», 561 p.). Pourquoi  ces nouvelles publications ?

Lors de la préparation de la biographie d’Alexandre Safran, j’eus la surprise de constater que la Fédération des communautés juives de Roumanie ne possédait aucune documentation concernant l’activité du chef spirituel  des Juifs roumains pendant les deux périodes clés de sa vie et du judaïsme roumain : les années de la Deuxième Guerre mondiale, à partir de son élection, le 4 février 1940, et jusqu’à la fin du régime du dictateur Ion Antonescu, le 23 août 1944, et les années de l’après-guerre, à partir de cette dernière date  et jusqu’à son expulsion du pays le 23 décembre 1947. A ce jour, nous ne savons toujours pas dans quelles circonstances ont disparu les correspondances du grand rabbin avec les diverses administrations, ministères (surtout ceux des Cultes et de l’Intérieur), et communautés juives du pays. Où ont-elles été déposées ? A partir de quel moment ont-elles été « égarées » ? Ont-elles été détruites par une volonté politique ? Ont-elles été confisquées à la demande du Parti communiste,  par les agents zélés de la Securitate ? Mis devant l’évidence de la perte irréparable de ces correspondances, j’ai avisé de poursuivre un ample travail de recherches dont le résultat est présent dans les deux volumes de documents.  

II. Les principaux aspects abordés dans la trilogie

  1. Alexandre Safran. Une vie de combat, un faisceau de lumière

Cet ouvrage retrace d’une manière détaillée ses multiples combats et son message spirituel. Issu d’une importante dynastie rabbinique, il est né à Bacau (Roumanie) où il reçut l’enseignement de son père, Rav Bezalel Zeev Safran, autorité éminente dans le domaine de la halakha (loi juive). Formé au séminaire rabbinique et à l’université de Vienne, il reçoit à la fois l’ordination rabbinique et un doctorat en philosophie. Il retourne dans sa ville natale où il succède à son père en tant que rabbin de sa communauté. Élu grand rabbin de Roumanie en 1940, à l’âge de 29 ans, il devient le chef spirituel de ce qui fut alors, par son importance démographique (environ 800.000 âmes), la troisième communauté juive en Europe et la quatrième au monde. Confronté à la tragédie de la Shoah, il réussit, par son attitude courageuse, dans des circonstances dramatiques, avec d’autres dirigeants, à sauver près de la moitié de sa communauté. Chassé de son poste et de son pays fin 1947, il est élu grand rabbin de Genève où il dirigera la communauté juive pendant plus d’un demi-siècle, s’adressant avec fermeté au Comité économique et social de l’ONU, pour le retour des orphelins juifs de la Shoah aux communautés juives, dénonçant l’antisémitisme, réclamant le droit d’émigration pour les Juifs d’URSS et intervenant pour la libération des prisonniers israéliens après la guerre de Yom Kippour de 1973. En même temps, il a joué un rôle de premier plan dans la réconciliation entre chrétiens et juifs, multipliant les réunions avec des dignitaires catholiques, protestants et orthodoxes. « Nous attendons toujours un acte réel et tangible, clair et franc, de réparation », devait-il proclamer en 1975, après la parution à Rome, des « Orientations et suggestions pour l’application de la déclaration Nostra Aetate ». De même, en 1985, mécontent des « Notes pour une correcte présentation des juifs et du judaïsme dans la prédication et la catéchèse de l’Église catholique », il décide de s’adresser au pape Jean-Paul II, qui l’accueillit fraternellement. Cette rencontre fut suivie, quelques mois plus tard, en 1986,  par la visite du Souverain Pontife à la synagogue de Rome, puis par le rétablissement des relations diplomatiques avec l’État d’Israël, en 1993.

Homme d’action, il est aussi (et surtout) un homme de plume, auteur d’une œuvre impressionnante à laquelle j’ai consacré un vaste chapitre. Parmi ses publications, citons: La Cabbale (en collaboration avec sa fille Esther Starobinski-Safran) (première édition en 1960), Israël dans le temps et dans l’espace: thèmes fondamentaux de la spiritualité juive (1980), réédité en 2001 avec le titre Israël et ses racines, La Sagesse de la Kabbale (1986),  Juifs et Chrétiens. La Shoah en héritage (1996), Esquisse d’une éthique religieuse juive (1997), Éthique juive et la modernité (1998), et son volume posthume Lumières pour l’avenir. Réflexions sur le temps et l’éternité (2011),avec une belle Préface du grand rabbin René-Samuel Sirat.

2. Alexandre Safran et la Shoah inachevée en Roumanie. Recueil de documents (1940-1944). 

J’ai choisi l’expression « Shoah inachevée » (déjà employée dans mon précédent livre La Shoah en Roumanie. Les Juifs sous le régime d’Antonescu… paru à Montpellier en 1998 et 2000), dans le titre même du volume dédié à Alexandre Safran, pour souligner que la Shoah a bien eu lieu en Roumanie  – dans ces années le nombre de ceux qui le niaient était très élevé -, mais une Shoah inachevée, c’est-à-dire interrompue. En effet, le processus d’anéantissement des Juifs en Roumanie a commencé plus tôt que dans d’autres pays et s’est achevé plus tôt. Il a débuté, après le massacre de Galatz (30 juin 1940), le pogrom de Dorohoi (1er juillet 1940), le pogrom des Gardes de Fer de Bucarest (21-23 janvier 1941), avec le premier pogrom gigantesque de la Deuxième Guerre Mondiale qui a eu lieu à Iași  (28 – 30 juin 1941) (en janvier 2019, FR3 a diffusé le film documentaire de William Karel et Nellu Cohn, consacré à cet événement, « La mort en face », dont je fus le conseiller historique). Il s’est poursuivi avec des massacres horribles et systématiques en Bessarabie, Bucovine et la sinistre Transnistrie (région d’Ukraine confiée par Hitler à Antonescu pour sa participation à la guerre contre l’URSS), cimetière sans pierres tombales pour les Juifs roumains qui y furent déportés, les survivants de Bessarabie et de Bucovine, les Juifs du district de Dorohoi (nord de la Moldavie) et certaines catégories de Juifs « évacués » d’autres localités, ainsi que pour l’immense majorité des Juifs ukrainiens locaux. Le processus a été interrompu en automne 1942, lorsque le gouvernement d’Antonescu a renoncé à la déportation des Juifs de la Transylvanie du Sud, de la Valachie et de la Moldavie, prévue dans le camp d’extermination nazi de Belzec, en Pologne. A ce résultat ont contribué, parmi d’autres,  les démarches incessantes d’Alexandre Safran et de Wilhelm Filderman, le leader politique des Juifs roumains. Malheureusement, les Juifs de la Transylvanie du Nord, occupée alors par la Hongrie, furent dans leur immense majorité déportés et tués à Auschwitz.

Tout en étant  déclaré le premier otage de la population juive, Alexandre Safran, s’engagea dans une action persévérante de sauvetage, obtenant l’aide de certaines personnalités étrangères comme Mgr Andrea Cassulo, le nonce apostolique à Bucarest et les délégués du Comité International de la Croix Rouge,  ou roumaines, notamment la reine-mère Hélène. D’ailleurs, la reine-mère fut déclarée post–mortem en 1993, « Justes parmi les nations », par l’Institut Yad Vashem de Jérusalem, grâce au témoignage du grand rabbin et aux efforts du professeur Emil Simiu des États-Unis. Alexandre Safran – et c’est là  l’un des principaux enseignements qui ressortent de cet ouvrage – fut un homme de foi profonde, qui a joué un rôle déterminant  dans le combat pour la survie de ses coreligionnaires.

3. Alexandre Safran et les Juifs de Roumanie durant l’instauration du communisme. Documents inédits des archives diplomatiques américaines et britanniques (1944-1948).

La correspondance diplomatique inédite réunie dans ce volume permet de comprendre, comment après 1944, Alexandre Safran s’est efforcé de réunir sa communauté dévastée par la Shoah, et la guider jusqu’au moment où il fut empêché d’assumer sa fonction, écarté et chassé par les autorités communistes. Son départ forcé a eu lieu le 23 décembre 1947, au moment où l’on préparait l’abdication du roi Michel, survenue une semaine plus tard. Trois aspects majeurs sont surtout mis en évidence par la riche documentation. D’abord les difficultés rencontrées pour assumer sa mission, dues aux pressions et à l’harcèlement du nouveau pouvoir politique. Deuxièmement, l’ampleur de l’engagement sioniste de la majorité de la population juive qui a survécu à la Shoah, et  qui s’est manifesté par la dénonciation de  la politique de la Grande Bretagne à l’égard de la Palestine (nombreuses protestations signées par Alexandre Safran), et par la détermination de faire l’alya (l’immense majorité quitta ultérieurement le pays et s’établit en Israël). Un troisième aspect concerne la situation matérielle critique des Juifs roumains, leur pauvreté extrême et le rôle joué par Alexandre Safran dans l’obtention de l’aide octroyée par les Juifs américains, par le biais de l’American Joint Distribution Committee.

III. Le but de la trilogie

De 1947, année du départ forcé de Roumanie et jusqu’en 1989, année de la chute du communisme, le nom d’Alexandre Safran fut effacé et ignoré constamment dans son pays d’origine où il fut grand rabbin entre 1940 et 1947. En revanche, pendant près de soixante ans, depuis son élection comme grand rabbin de Genève en 1948, et jusqu’à sa disparition en 2006, son nom a brillé en Suisse, en Israël et en Occident, non seulement grâce à son œuvre philosophique et religieuse d’envergure, mais aussi grâce à des missions accomplies. Ces dernières furent orientées en priorité, vers la défense du judaïsme et d’Israël, vers la dénonciation de l’antisémitisme et vers le rapprochement judéo-chrétien. Par la publication de la trilogie consacrée à Alexandre Safran, mon objectif fut de contribuer à une « réparation historique », en faisant connaître sa vie et son œuvre. Cette réparation s’est concrétisée aussi par « le retour à la maison » de son nom. Aujourd’hui à Bucarest, il existe une Bibliothèque Dr. Alexandru Șafran et un Square Dr. Alexandru Șafran, à Bacău, sa ville natale,  une École Dr. Alexandru Șafran, un Boulevard  Dr. Alexandru Șafran et un Musée juif Dr. Alexandru Șafran, à Iași, un Centre d’Histoire des Juifs et d’Études hébraïques Dr. Alexandru Șafran dans le cadre de l’Université  « A. I. Cuza »… Aujourd’hui aussi, presque toute son œuvre a été traduite en roumain (par le regretté Ticu Goldstein). Pour ces différentes réalisations, pour ce « retour à la maison », je me suis pleinement engagé, avec de très nombreuses personnes, en soulignant l’action exemplaire du Dr Aurel Vainer, président de la Fédération des Communautés juives de Roumanie. En France, ont contribué à maintenir vivante la mémoire d’Alexandre Safran, parmi d’autres : le regretté rabbin José Eisenberg, le grand rabbin René-Samuel Sirat, le rabbin Ariel Messas, l’écrivain Edgar Reichmann, le philosophe Maurice-Ruben Hayoun, les journalistes Victor Malka și Janine Gdalia, le documentariste Vladimir Eli, le producteur d’émissions radiophoniques Nellu Cohn, les professeurs David Banon, et Danielle Delmaire, le Consistoire Israélite de France et l’Amitié Judéo-Chrétienne dont le président Paul Thibaud lui remit  le Prix de l’Association, le 6 mai 2001 à la Synagogue Beith Yaacov de Genève, en présence du grand rabbin de France René-Samuel Sirat.

                         Carol IANCU                         

Professeur émérite d’Histoire contemporaine, Université Paul Valéry de Montpellier.

Membre d’honneur de l’Académie Roumaine.