L’Arche, le « Magazine du judaïsme français » édité par le FSJU, consacre ce mois-ci un dossier volumineux à un de nos grands philosophes : Robert Misrahi, et à un thème qui lui est cher : Le bonheur. (L’Arche n° 686 de Mai-Juin 2021)
Au moment où le déconfinement progressif met en joie l’ensemble de nos compatriotes, pourquoi ne pas évoquer nous aussi cette philosophie, qui montre comment nous nous accomplissons dans le monde à travers la joie, la jouissance de connaître mais aussi d’aimer.
Tout commence pour Robert Misrahi avec sa lecture de Spinoza, dont il est un des grands spécialistes et notamment de l’Ethique qui doit conduire chacun de nous vers une vie heureuse. C’est en réfléchissant sur la question de l’existence posée par Spinoza que Misrahi élabore son Traité du bonheur. Pas question ici de faire un cours de philosophie, je me contenterai pour ceux qui voudraient approfondir sa pensée de vous recommander quelques lectures : par exemple Le bonheur. Essai sur la joie Hatier 2014, ou encore Plaidoyer pour un autre bonheur, Editions Le bord de l’eau 2019.
Il a aussi écrit sur le judaïsme, et notamment Martin Buber, philosophe de la relation, Seghers 1968, ou encore Un juif laïque en France, Entrelacs, 2004
Et c’est la partie de son interview consacrée à son rapport au judaïsme que je souhaite reproduire ici.
A la question « Peut-on dire que votre conception du bonheur est dérivée ou inspirée de la Bible ? », Robert Misrahi répond en substance :
Je n’ai pas besoin d’avoir recours à « l’inconscient » pour savoir que j’ai beaucoup aimé la joie fréquente dans les fêtes juives, mais aussi dans le Hassidisme. …Et surtout ce texte immense qu’est L’Ecclésiaste :
Va, mange avec joie ton pain
Et bois de bon cœur ton vin
Car déjà Dieu a agréé tes œuvres.
Goûte la vie avec la femme que tu aimes
Durant tous les jours de ta vie de vanité
Qu’Il t’a donnés sous le soleil,
Durant tous les jours de ta vie de vanité,
Car c’est ta part dans la vie et dans ton travail
Auquel tu travailles sous le soleil.
(L’Ecclésiaste, IX 7-9)
Surtout, j’ai très vite su que le judaïsme était essentiellement un messianisme. Je partageais donc cette idée non pas de l’arrivée d’un sauveur, mais de la création toujours possible d’une humanité libre et heureuse. J’ai toujours pensé que la grande idée du judaïsme était l’optimisme et le dynamisme. Mon attachement aux juifs depuis toujours n’était pas dû à l’attachement à une religion et à un Dieu, mais à mon attachement à la communauté dans laquelle j’étais né et que j’admirais concrètement.
Hommage donc à Robert Misrahi, qui du haut de son grand âge (95 ans), rappelle que le judaïsme ne se complait ni dans la douleur ni dans le malheur, et que, bien avant le carpe diem des romains, et bien avant les traités de développement personnel qui se multiplient depuis quelque temps, la pensée juive a su proposer un hymne à la vie
« Cette philosophie du bonheur, conclut Robert Misrahi, reste l’exigence de toute humanité. Un être humain n’atteint la plénitude de son humanité que lorsqu’il conçoit et réalise un bonheur véritable, c’est-à-dire existentiel, poétique et réfléchi. »
Robert Misrahi est un philosophe français né le 3 janvier 1926 à Paris, de parents juifs turcs. Il poursuit ses études en dépit d’une enfance difficile et de circonstances défavorables. Une mère internée définitivement en psychiatrie quand il a 8 ans, un père ouvrier-tailleur souvent au chômage pendant la crise des années 1930, les persécutions antisémites pendant l’Occupation, de nombreux membres de sa famille qui meurent en déportation.
Après la guerre, en 1947, il est incarcéré quelques mois à la prison de la Santé pour activités sionistes. C’est là qu’il écrit un de ses premiers articles importants qui sera publié dans la revue Les Temps Modernes.
Ayant exprimé à Jean-Paul Sartre qu’étant juif en pleine Seconde Guerre mondiale, il ne pouvait poursuivre des études supérieures, ce dernier l’aidera à financer ses études de philosophie.
En 1950, il obtient l’agrégation de philosophie. Il enseigne d’abord en province puis au lycée Louis-le-Grand à Paris. Durant les années 1965-67, à la Sorbonne, il est maître assistant puis titulaire de la chaire de philosophie morale et politique (dont le « patron » est Vladimir Jankélévitch) et ce, jusqu’en 1994.
Parallèlement à son enseignement, il développe sa propre philosophie, l’exprimant au fur et à mesure dans ses publications. Il traite d’abord la question de son identité de juif athée, français et laïque, dans une série d’ouvrages aux analyses très riches qui passeront pourtant inaperçus du grand public (La condition réflexive de l’homme juif, Marx et la question juive, La philosophie politique et l’État d’Israël).
Durant toute sa vie, il consacrera une part importante de son travail à l’étude de l’œuvre de Spinoza. Pour preuve, à plus de 85 ans, il publie une traduction de l’Éthique.
Pour Robert Misrahi, la question du bonheur n’est pas une question parmi d’autres, elle est la question fondamentale de l’existence, celle qui éclaire toutes les autres.
Sa philosophie est une éthique, c’est-à-dire qu’elle est entièrement dédiée à la conduite de l’existence..
Un colloque intitulé « Pour une éthique de la joie » lui a été consacré, à Cerisy-la-Salle, en juin 2012.
Robert Misrahi, toujours actif en dépit de son âge, continue son parcours, fidèle à lui-même, diffusant inlassablement une philosophie en rupture avec les déterminismes modernes (économie, inconscient notamment), qui contraste avec tous les courants de pensée de son temps (marxisme, structuralisme, psychanalyse…).